Est-ce que rire seule brise le silence ?

Par Charlotte Biddle Bocan

Je suis dans une retraite de méditation depuis huit jours. Huit heures de méditation par jour, je suis assise ou je marche consciemment. Nous sommes une trentaine de personnes assises dans une grande pièce, une trentaine de personnes à marcher en bordure de la forêt qui nous entoure. Lorsque la cloche sonne pour annoncer la fin d’une session, les regards ne doivent pas se croiser, l’introspection est fragile. Les yeux au sol, je sors respirer l’air frais ou j’entre dans la pièce sombre. Extérieur ou intérieur, tout semble intensément silencieux.

Les pensées s’enchaînent, mais de plus en plus, j’habite le moment. Être là est frénétique. Difficile de distinguer tout ce qui s’y passe. Il y a beaucoup de révélations, et aussi énormément d’étrangetés. Des émotions montent jusque dans mes yeux, les larmes, sans trop savoir d’où elles viennent, sont accueillies.

Il y a beaucoup de beau et de doux. Il y a aussi une pression qui s’immisce dans mes pensées, des idées et des questionnements qui sont difficiles à dompter. Je suis là pour apprendre à ne pas les suivre, à revenir à la respiration, je suis là pour mieux être en mesure de contrôler ce à quoi je pense, de déconstruire les réflexes de ma pensée. À les observer comme ça, bien nue pour la première fois, il y a beaucoup de souffrance, beaucoup plus que je ne l’aurais cru.

Les difficultés, je les ressens dans mon corps, je bouge sur mon coussin inconfortable, je perds le rythme de ma marche, je m’égare, ne sachant où regarder, je fixe mes souliers. Pourquoi suis-je là?

Ce parcours personnel est aussi celui qui me rapproche de qui je suis et de ce qui m’éveille - ce sont autant mes peines, que mes joies. Les méditations s’enchaînent et la distinction entre ces deux pôles s’estompe.

Suis-je bien ici? Qu’arrive-t-il si je ne résonne pas avec les enseignements qu’on nous partage pendant l’heure de méditation et de leçons que l’on reçoit chaque après-midi? Lorsque le moine parle, ce qu’il dit me semble loin de mes douleurs, et moi, qui me sens trop proche d’elles, ne fais qu’entendre des chuchotements dérangeants. Je juge impossible de percevoir autre chose que des mots creux.

Je divague entre calme et tumultes.


Ma tante Sonya est décédée. L’histoire de ses derniers mois est encore là, comme un poids dans ma gorge. Son cancer était déjà avancé lorsqu’elle a été hospitalisée. Elle ne s’est pas sentie écoutée par les médecins qu’elle a rencontrés au cours des mois qui ont précédé son hospitalisation. Le fait d’être Noire expliquait à ses yeux sa prise en charge tardive par le milieu médical. Elle a vécu le racisme dès l’enfance et jusque dans sa mort. Elle avait été la première jeune fille noire, au tournant des années 1960, à fréquenter une école primaire des Laurentides. Sa jeune sœur avait perdu l’usage d’un œil quand, un jour, à la sortie des classes, un groupe de jeunes l’a attaquée avec des roches. Sonya avait voulu se défendre, mais elle avait plutôt appris à fabriquer des carapaces, à façonner en silence sa plus grande arme; le rire. Elle le déploya dès l’adolescence et c’est autour de lui qu’elle s’est construite, flamboyante, forcément détachée, toujours appréciée. Personne ne soulevait les rires aussi bien qu’elle.

C’est un grand arbre sur le terrain où je marche-médite qui me fait penser à Sonya. Je me dis qu’il y a quelque chose de triste dans le fait d’utiliser le rire comme une arme, pour être aimée.

Surgissent soudain des souvenirs de ses jardins de fleurs, du soin qu’elle porte aux plantes.

Je ris fort toute seule.

Que diront les autres personnes qui méditent et qui m’entendent? Est-ce que rire seule brise leur silence?


La pratique de la présence engage une prise en considération de ce qui est là, dans le moment présent. C’est donc mon souffle, mon corps, mes douleurs, mes rigidités corporelles, mes pensées qui se bousculent ou s’apaisent et que j’observe ici, depuis huit jours, avec acharnement.

La discipline de la méditation veut que je me rapporte à mon corps, mais il m’apparaît insuffisant, puisque plus je m’engouffre dans la simplicité apparente de ma respiration, plus je me sens seule.

C’est alors, un peu comme si j’étais à vol d’oiseau, que je me vois au-dessus de moi, je constate la coordination de situations, de décisions et de privilèges qui permettent à ce corps d’être là et à cette tête d’être en mesure de se prêter à cet exercice difficile. Tout s’apaise pour un temps.

La présence, c’est non seulement moi dans cette retraite, mais moi grâce à une panoplie de conditions matérielles favorables, d’ancêtres combattants, de personnes aimantes et courageuses, de politiques de soins et de communautés bienveillantes qui me permettent, d’être telle quelle. Là, dans le moment présent. Je les chéris, les remercie et les souhaite encore longtemps pour moi et pour les autres.




“To live consciously we have to engage in critical reflection about the world we live in and know most intimately.”

L’inconfort

Ma posture de méditation est difficile à soutenir lorsque les souvenirs de Sonya se faufilent dans ma tête. Ils engagent une suite d’idées, mais à force de les observer, je les distingue mieux, ils me gênent. Incommodée puisque je n’arrive pas à être comme les autres, celles et ceux qui, j’imagine, atteignent ce calme précis, ce contentement méditatif, ce bien-être silencieux.

Me manquent celleux qui parlent, crient, souffrent, aiment, discutent, débattent, dérangent.


“Je me sens toujours davantage présent collectivement plus qu'individuellement. En tout cas, pour moi, c'est vraiment la première porte d'entrée dans la présence. D'être avec un collectif, peu importe le nom ou ce qu'on entend par collectif.” - participant 1

“J'ai envie de rebondir sur le fait qu'effectivement ce n'est pas juste se retirer et tout arrêter, mais être dans le flot du mouvement.” participant 2

Extraits d’un échange de la première conversation du cycle thématique sur la présence de Brèches.


Lorsque Sonya se battait contre son cancer, et tout ce qui s’en accompagnait, moi, je travaillais sur un projet d’intégration des besoins des femmes de la diversité dans un grand regroupement québécois.

Un matin, quelques semaines après son décès, mes collègues et moi commencions notre journée de travail en étant incapables de nous connecter à nos espaces de travail (pandémie oblige - nous étions en télétravail). En après-midi, nous recevions une lettre d’avocat sur notre adresse courriel personnelle pour nous aviser d’une « restructuration organisationnelle ». Ce processus devait se faire sans communications entre les membres de notre équipe.

Pendant plus d’un mois, nous étions, chacune de notre côté, dans l’attente. Ni surprises, ni outrées, tristes seulement, cela faisait des semaines que quelques têtes dirigeantes du regroupement cherchaient des moyens pour avorter le projet sur lequel nous travaillions. Elles avaient d’abord tenté de diviser notre équipe afin de pousser ma collègue, chargée du projet, à démissionner. Voyant notre solidarité et les moyens que nous étions prêtes à mettre en place pour décrier leur manque de respect vis-à-vis des processus démocratiques de l’organisation, elles ont employé les grands moyens. Il faut dire que le projet arrivait à sa phase de concrétisation, nous avions passé les étapes de discussion et de théorisation, on arrivait maintenant à l’intégration, à la formation et surtout à l’implication de nouvelles personnes dans les instances. Les réels changements arrivaient…

Après le mois d’attente, nous avons chacune été rencontrées individuellement et mises à pied.

Différents recours se sont enclenchés.

J’ai décidé de ne pas y prendre part.

Notre équipe a été détruite et tous nos efforts nous ont été volés, une partie de mon collectif est saccagée. S’éloigne avec elle beaucoup de mon espérance.


Au huitième jour de la retraite, je me réveille à 5 h du matin, dans la pénombre, avant la première cloche de la journée. Je marche sur la pointe des pieds pour me brosser les dents. Je plie silencieusement les quelques vêtements qui se sont accumulés sur mon lit, je range mon sleeping bag dans sa poche. C’était la dernière journée complète de la retraite; demain, à la même heure, débutera l’ultime méditation assise.

J’ai levé le regard, brisé le silence, ouvert la voix et dit à mes voisines de lit que je partais…

« Elle se pose la question de ce qu’elle ne voit pas, elle cherche à déconstruire l’étau de l’éducation scolaire qui lui a appris à ne plus voir, ne plus sentir, à étouffer ses sens, à ne plus savoir lire, à être divisée à l’intérieur d’elle-même et à être séparée du monde. Elle doit réapprendre à entendre, voir, sentir pour pouvoir penser (...) »

 

bell hooks, All about love.

Françoise Vergès, Pour un féminisme décolonial

Previous
Previous

Être avec Sylvie Cotton

Next
Next

Rinse