La tentation du retrait

par Judith Oliver


« Je suis parti vivre dans les bois parce que je voulais vivre en toute intentionnalité. [...] Vivre est chose si précieuse : je ne souhaitais pas vivre ce qui n’était pas de la vie [...]. Je voulais vivre intensément, et aspirer toute la moelle de la vie ; vivre de manière si robuste, si spartiate, que je serais en mesure d’arracher à la racine tout ce qui dans la vie n’était pas de la vie – débroussailler un large pan et y faire table rase, traquer la vie, la bloquer dans un coin, la réduire à ses plus petits dénominateurs […]. » 

Henry David Thoreau, Walden ou la vie dans les bois (1854)*

Je me souviens de ces mots plusieurs années après avoir refermé la couverture de Walden, un texte fondateur de l’écologie politique qui relate les deux ans du philosophe américain dans une cabane isolée du Massachusetts.

À l’époque, cette philosophie de la réduction, cette invitation à s’abstraire du monde et de ses désirs pour « aspirer la moelle de la vie » avait accompagné mes réflexions sur la sobriété volontaire et le ralentissement. Sur l’intégrité. Tant d’objets, de moyens de communication, de besoins captent notre attention; tant de gestes quotidiens siphonnent le sens de nos journées.

Est-il seulement possible de vivre intensément ou en toute intentionnalité dans cet environnement (urbain, capitaliste, name it) qui valorise si peu la lenteur, ou, devrais-je dire, la présence, cette notion qu’on tente, chez Brèches, de saisir dans tout son potentiel transformateur?

Chacune et chacun d’entre nous avons certainement ressenti ce besoin de marquer une pause, de se retirer du monde pour recouvrer avec quelque chose comme son centre de gravité. Pour retrouver les bases d’une culture individuelle et collective qui nous permet de faire face aux chocs que nos sociétés traversent – et à traverser. Notre artiste en résidence, Sylvie Cotton, confiait récemment à l’équipe de Brèches sa nécessité de partir régulièrement en retraite, dans le bois ou à la campagne : pour

« se retirer, pour un temps de la circulation, pour se chercher, se trouver, faire des choses qui cultivent l’écoute et la présence ».

Pour Thoreau, comme pour beaucoup des personnes que nous avons réunies autour d’une table, le 12 juin dernier, à la Cité-des-Hospitalières, le contact avec la nature revêt une dimension spirituelle. Du moins c’est un des cadres qui favorisent notre résonance* avec le monde.

La connexion au vivant, comme le rappelait l’une des participantes à cette première conversation sur la présence,

« réveille notre capacité d’émerveillement qui, au quotidien, nourrit énormément. C’est peut-être aussi une façon de comprendre notre inscription dans le monde, d’apprécier notre moment sur Terre, d’en percevoir la beauté »**.

La taille et l’interrelation des éléments qui nous entourent, leur rythmique propre invitent à

« prendre un petit pas de recul sur la scène, prendre le temps de s’observer, d’une certaine façon, d’observer la situation et de l’apprécier ».

Tous et toutes ermites?

Depuis près d’une dizaine d’années, Mélissa Moriceau, une docteure en sociologie avec laquelle nous avons échangé informellement dans le cadre de ce premier cycle thématique, cultive une fascination pour les personnes qui font le choix de la solitude volontaire. Cette jeune femme a beau être sur la route depuis plusieurs mois, elle se définit comme une personne qui a besoin de l’agitation de la ville et de son dynamisme culturel. Mais elle a voulu aller à la rencontre de personnes qui, au Canada ou en Alaska, choisissent de vivre en marge du contrat social pour comprendre les motivations — multiples — qui les conduisent à vivre en ermites. Et l’on ne parle pas ici d’une retraite de quelques jours, mais bien d’une vie de réclusion.  

Si l’élan est parfois proche de celui de Walden — retrouver, par le choix de l’autarcie, une vie qui fasse sens —, rares sont ceux et celles pour qui l’élévation de soi, la connexion au vivant ou le développement spirituel sont les premiers moteurs. C’est souvent au cours de leur expérience que ces personnes notent une transformation profonde de leur rapport au monde, au temps, à l’introspection. Mais comme pour Thoreau, leur transformation passe par une « solitude métaphysique, cosmique » que le philosophe américain définit ainsi :

« Je possède, pourrait-on dire, mon propre soleil, ma propre lune et mes propres étoiles : un petit monde complet pour moi tout seul. »

Cette solitude métaphysique est tentante, pour toutes celles et ceux qui, comme moi, sentent combien quelques jours d’extraction du monde procurent déjà un rééquilibrage essentiel. Mais quelle est sa portée sociale? Est-il possible, comme demandait une de nos participantes, de faire individuellement et collectivement de l’espace pour une vie plus intentionnelle plutôt que de se retirer du monde?

« Comment être présent de manière plus spontanée, fréquente, continuelle, dans un quotidien plutôt qu’aux moments où on doit se consacrer? Comment être présent au travail, par exemple? »

« Le moment d’être présent, il n’arrive pas en le mettant dans un horaire! »

Cette question nous a occupés pas mal, le 12 juin, quand nous étions toutes et tous autour de cette table de bois, dans l’ancien réfectoire des Sœurs Hospitalières de Montréal, ce lieu où l’écoulement du temps semble suivre un autre cours que sur l’Avenue des Pins qui la jouxte.

« Dans mon quotidien, confiait un participant, être présent, c’est fatigant », avant de souligner qu’être présent à soi et aux autres, cette disposition qui « n’est pas valorisée mais sur laquelle on capitalise parfois monétairement », « ça représente quand même une grosse charge mentale. […] J’hésite même à parler, car quand je parle, je ne suis pas présent. […] Et je me sens toujours davantage présent collectivement plus qu’individuellement. En tout cas, pour moi, c’est vraiment la première porte d’entrée dans la présence d’être avec un collectif, peu importe le nombre ou peu importe ce qu’on entend par collectif. Être ensemble me permet d’être plus présent individuellement ensuite. »

Débattre sur notre capacité à créer des espaces de présence et d’intentionnalité au cœur même de nos quotidiens, de nos environnements surchargés, de notre espace de travail nous a conduit à explorer des formes de résistances individuelles et collectives. Faire de l’espace, physique ou mental, c’est appliquer une sorte de philosophie de la réduction sans changer de décor.

« Dans mon cas, c’est souvent des espaces intellectuels que je dois libérer pour être présent, parce que tout va un peu trop vite, tout est un peu trop complexe. Et ce qui me permet justement de créer cet espace-là, c’est de me libérer de stimulations. Parce que je réalise que quand j’ai trop de stimulations, visuelles ou auditives, la présence est vraiment plus fragile. »

La présence est plus fragile, certes, mais elle est là. Un potentiel en latence dont on gagne à se souvenir qu’il « est toujours là, avec nous » et qu’il ne tient qu’à nous « d’en faire quelque chose dans nos actions quotidiennes », comme rappelait un autre participant. La clef, selon lui, c’était certainement de sortir des réflexes qui nous conduisent à externaliser les choses, à les penser hors de nous. Un parallèle qu’il dressait avec notre rapport au temps :

« Les gens ont tendance, des fois, à penser que le temps de travail, c’est comme un temps en dehors de la vie. Comme un temps séparé, un temps qui ne nous appartient pas, un temps qui ne serait pas la vie, en fait. Il y a d’un côté la vie, de l’autre le travail. Alors que, en fait, c’est évident, c’est toute la même vie ».

Si l’on peut s’isoler comme Thoreau « pour traquer la vie, la bloquer dans un coin et la réduire à ses plus petits dénominateurs », prendre conscience de son inscription dans le monde peut aussi prendre une multitude de chemins d’engagement…


«To me Acapulco is the detoxicating cure for all the evils of the city [...] Here, all this is nonsense. You exist by your smile and your presence. You exist for your joys and your relaxations. You exist in nature. You are part of the glittering sea, and part of the luscious, well-nourished plants, you are wedded to the sun, you are immersed in timelessness, only the present counts, and from the present you extract all the essences which can nourish the senses, and so the nerves are still, the mind is quiet, the nights are lullabies, the days are like gentle ovens in which infinitely wise sculptor’s hands reform the lost contours, the lost sensations of the body… As you swim, you are washed of all the excrescences of so-called civilization, which includes the incapacity to be happy under any circumstances.»

Extrait du journal de Anaïs Nin


 


*traduction de Jacques Mailhos (Gallmeister)













*Harmut Rosa, Résonance. Une sociologie de la relation au monde.

**Toutes les citations qui suivent, quand elles ne sont pas attribuées à une autrice ou un auteur particulier sont issues de conversations et d’entretiens que Brèches a menés depuis mai 2024 dans le cadre de son cycle sur la présence.
































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Être avec Sylvie Cotton